Bilan synthétique des pertes de chars russes comme révélateur des capacités de la Russie à assumer la guerre d’Ukraine

Après bientôt deux ans de conflit basé principalement sur des batailles de chars,  d’infanterie et des duels d’artillerie, la perspective de fin du conflit ne semble pas pouvoir finir par une autre raison que l’attrition de l’un des deux camps, ukrainien ou russe, y compris avec l’aide dont ils bénéficient respectivement.

La réponse à cette question dépend donc, de paramètres différents selon le camp. Du côté ukrainien, de la capacité à résister  grâce à la mobilisation de troupes, de l’efficacité des armes modernes et donc soit de l’efficacité des drones extrêmement rentables concernant la consommation de munitions “légères”, soit de la fourniture d’armes et de munitions lourdes par les alliés occidentaux.
Du côté russe, de la capacité à fournir troupes, machines et munitions pour le front; sachant que l’achat de pièces détachées et de munitions un peu partout dans le monde souligne déjà une tension dans les approvisionnements.

Contre toute attente au début du conflit fin février 2022, le déséquilibre numérique en faveur de l’armée russe n’a pas suffit à assurer sa victoire; et, sans ignorer les horreurs et destructions causées par cette guerre, la tactique ukrainienne a plutôt bien résisté à la doctrine militaire russe, qui elle, dans son schéma global, reste inchangé: offensive terrestre organisée autour d’attaques de colonnes de véhicules blindés sur un terrain préalablement bombardé par des attaques d’artillerie et/ou d’aviation, et ce malgré l’épisode de combats d’infanterie qu’a été la bataille de Bakhmut.

L’attrition, pour tenir le terrain et en gagner, côté ukrainien dépend de l’approvisionnement en munitions, l’attrition côté russe, pour les mêmes objectifs: tenir et gagner le terrain, dépend de l’approvisionnement en véhicules: depuis le début du conflit, le site Oryx qui ne recense que les pertes visuellement documentées comptabilise, en janvier 2024, 700 blindés perdus côté ukrainien contre plus de 2500 côté russe.

Estimer correctement l’effectif de chars  disponibles pour l’armée russe et son potentiel de remplacement est donc un paramètre crucial conduisant à la victoire ou à la défaite de l’armée russe. Du côté ukrainien, la question est avant tout politique: autant le soutien des pays occidentaux est crucial pour accélérer les pertes de l’armée russe, autant l’ingéniosité des troupes et pilotes de drones ukrainiens permettent d’infliger des pertes lourdes avec des moyens limités.

Pour estimer l’effectif de chars russes disponibles pour le combat, il faut pouvoir quantifier les chars disponibles en dotation pour l’armée russe, ses réserves, leur capacité opérationnelle au combat et enfin les capacités russes à remplacer les blindés perdus au combat.

Pour mémoire et pour les lecteurs peu familiers avec les armements russes, objet principal de cet article, les chars d’assaut soviétiques (Main Battle Tank en acronyme américain) sont désignés d’après leur année de conception/admission dans l’armée russe/soviétique: T34 pour les chars admis en 1934, T-62 en 1962 etc… La spécificité des blindés russes est leur continuité structurelle: du T72 au T90 en passant par les variantes de T80, des éléments de châssis, de motorisation et de canons sont communs, ce qui facilite théoriquement leur interchangeabilité. Il n’y a que trois exceptions: le T-64 qui a été un nouveau modèle de char mais trop complexe et donc abandonné au profit de la lignée T-72/80/90; le T-80U alimenté par un carburant particulier qui impose une logistique particulière; le T-14 armata enfin, nouveau modèle promis de l’armée russe mais qui n’a jamais été réellement produit suite aux conséquences de l’invasion de la Crimée.

Les stocks officiels, sous réserve de leur capacité opérationnelle réelle, sont connus et mis à jour annuellement par différents instituts de recherche, dont l’IISS fait autorité, nous nous y fierons.

Les réserves ont fait l’objet de plusieurs études réalisées à partir d’images satellites consultables notamment via Google Earth.

Les pertes, elles, sont plus problématiques car il faut arriver à trancher entre le discours du camp vainqueur (auteur de la destruction) et du camp perdant (victime de la perte). L’inventaire des pertes documenté présenté sur Oryx indique pour chaque perte une preuve visuelle, datée, possiblement localisée. La liste constituée donne un bilan numérique inférieur à celles publiées par l’armée ukrainienne mais présente l’intérêt majeur d’être strictement documentée et vérifiable. Il faut bien réaliser que cette liste ne recense que les pertes documentées, ce qui implique que

  1. les pertes totales sont plus importantes car ne sont recensées que les pertes vérifiées par des sources concordantes;
  2. seules les pertes (char détruit / endommagé / abandonné / capturé) sont recensées: le nombre total de chars disponibles pour l’armée russe est un multiple de celles-ci.

L’intérêt informationnel et donc de constitution d’une source historique du travail réalisé par l’équipe du site Oryx est de constituer un aperçu fiable mais indirect de ce qui se déroule sur les fronts de la guerre en Ukraine dont l’information totalement vérifiable ne pourra être accessible qu’à la fin du conflit, une fois les documents administratifs, comptables et militaires accessibles. Se baser sur ces publications et mises à jour est donc une information de ce que la Fédération de Russie perd parmi les machines de guerre qu’elle engage sur les fronts ukrainiens.

Enfin, les capacités de production, de réparation et modernisation des blindés russes ont été, faute de contre-exemple, remarquablement documentées dans l’étude de l’Institut Action Résilience consultable ici.

A – Les stocks actifs

Les dotations en chars d’assaut russes d’unités actives,  d’après “The military balance 2022” édité par  International Institute for Strategic Studies: https://www.worldcat.org/oclc/1296940601 est estimé ainsi

Famille chars

Effectif actif estimé

Effectif réserve estimé

T-90

417

200

T-80BVM


170

T80BV en cours de modernisation

T-80BV/U


310

3000

T72B3


1380

T72B en cours de modernisation

T72B

650

7000

Soit un total de 2927 chars d’assaut dont il faut conserver un stock stratégique pour les défenses en première ligne des frontières et des centres stratégiques (Moscou, Saint-Petersbourg etc…).

Et si l’on se réfère à l’ordre de bataille de l’armée russe rassemblée pour la guerre en Ukraine d’après l’article de wikipedia, en attribuant aux brigades et régiments non renseignés des quotas de blindés identiques à ceux des unités de l’armée russe de même taille, on obtient un effectif de blindés entre 1873 et 2243 unités.
hypotheses-effectifs-russes-initiaux

B Les réserves

Outre les dotations opérationnelles (i.e. le nombre de blindés affectés à des unités constituées), l’armée russe dispose depuis la guerre froide de stocks importants de réserve de blindés et l’inventaire complet de ces stocks conduisent à des estimations abusives du nombre de pièces disponibles. Cependant, plusieurs études et rapports appuyés sur l’analyse de documents publiés par les administrations des forces armées russes, révèlent que les stockages sont organisés en trois niveaux qualitatifs: stockage à l’air libre qui accélère la corrosion des pièces sensibles (canons, optiques etc…); stockage sous-abri qui protège les machines des précipitations mais pas des écarts de température; et enfin stockage en atmosphère contrôlée qui permet de remettre rapidement en service les machines protégées. Le principe est très bien documenté dans cet article (en ukrainien mais démontré images à l’appui issues de google earth notamment): https://mil-in-ua.translate.goog/uk/blogs/analiz-zapasiv-tankiv-rf-na-bazah-zberigannya-za-uralom/?_x_tr_sl=auto&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=wapp

La majeure partie des réserves russes de blindés se trouvent à l’est de l’Oural pour ne pas être assujetties aux traités de démilitarisation de l’Europe. Ce calcul cynique a pour conséquence d’exposer les matériels stockés à des conditions climatiques qui accélèrent la dégradation des matériaux (ce qui peut aussi expliciter l’acceptation de cette ruse par les négociateurs de l’OTAN).

En tout état de cause, en résulte trois niveaux qualitatifs de stockage mentionnés plus haut.

L’inventaire des chars russes stockés dans les bases de l’Oural et plus à l’Est totalisent environ 2000 chars opérationnels d’après les images satellites; donc sur ces 2000 machines, seule une partie est réellement opérationnelle et de cette part restante, seule encore une sous-fraction a été immédiatement mobilisable, sans doute les “886 conservés sous air sec” cf photo ci-dessous.

vue satellite et vue terrain de chars russes sous stockage à air sec - crédit: Ihor Mykhailenko; auteur de l'article cité ci-dessus

Au total, selon le CBRT et le BZtRVT, 2 075 caractères sont relativement prêts au combat (dont 886 sont conservés sous air sec), 1 304 caractères sont entreposés et 2 299 caractères sont destinés à être éliminés. Au total, 5 678 chars et 1 330 emplacements de chars dans les hangars.” (comprendre caractères pour chars, NDLR)

Dit autrement, d’après cet auteur, les réserves russes sont de 3380 chars environ stockés correctement et environ 3600 de chars stockés dans des conditions douteuses.

Reste deux inconnues car, d’une part, l’auteur  compte 1300 emplacements sous entrepôt dont on ignore le taux d’occupation et, d’autre part, n’a pas pris en compte deux zones de stockage mentionnées par l’International Institute for Strategic Studies
Cependant, il faut également considérer que ces emplacements doivent servir à parquer des véhicules de service ainsi qu’à pouvoir réparer les véhicules stockés; ce qui in fine ne peut représenter qu’un petit contingent supplémentaire.

Autre étude, celle de l’Institut Action Résilience qui a également étudié les images satellites des bases de réserves de chars de l’armée russe avant le début de l’invasion, d’avril à septembre 2021: consultable (encore) ici.

Type

Effectif dotation

Effectif réserve

non identifé

T-80

480

750

T-72

2030

1945

T-62

1239

T-54/55

413

Total

2510

4347

Elle associe aux réserves la liste des usines existantes pour la réparation et/ou la modernisation de blindés issus des réserves:

  • la 61eme: dans la région de Saint-Petersbourg (donc loin du front et ajoutant du délai logistique), spécialisée dans le T80 et T-72B
  • la 71eme: dans la région de Moscou, nouvellement créée pour les blindés; idem pour la 72eme à Kamensk-chakhtinsi, près de la frontière ukrainienne dans la région de Rostov
  • la 103eme à Atamanovka, dans la région de Tchita donc presque à l’extrême-orient, spécialisée sur les T62 et T54-55
  • la 163eme à Kushchevskaya, au sud de Rostov-sur-le-Don donc elle aussi porche de la frontière, spécialisée dans les T72 et BMP (blindés légers).

Le stock restant des T-62 promis au démantèlement ou à l’export avant la guerre a été repris suite à une commande de modernisation/réparation passée en Octobre 2022 avec l’usine 103. Reste que leur courte présence sur le front (cf plus bas dans les pertes) indique que le stock restant a dû être exploité par recomposition de pièces prises sur différents modèles. La quasi-totalité de leurs pertes se déroule entre septembre 2022 et mars 2023. Mais surtout, cette réserve n’est pas une masse conséquente car que la réparation des T-62 ait été arrêtée faute de stock ou de fiabilité sur le terrain, la chute numérique des pertes de T-62 en Ukraine indique que cette réserve est abandonnée.

L’apparition de T-64 dans les rangs et les pertes de l’armée russe n’est quant à elle pas une énigme. Les T-64 sont équipés de moteurs de conception soviéto-ukrainienne (fabriqués et maintenus à Kharkiv); les exemplaires restant à l’armée russe avait été transférés aux unités des “républiques sécessionnistes du Dombass”. L’explication du nombre des pertes de T-64 enregistrées par Oryx correspond au nombre de T-64 capturés par l’armée russe au début de l’offensive: 84 vs 89. Elles ne sont pas à comptabiliser dans les réserves de blindés de l’armée russe.

En synthèse, les réserves estimables de l’armée russe au début du conflit devaient être assez conformes aux estimations de l’IISS complétées d’une réserve déjà épuisée de vieux modèles: environ 2700 blindés complétés par une réserve maximale de 8000 chars dont 900 disponibles parmi un ensemble de 2000 bien stockés, les 5100 restants étant dans des états sujets à vérification.

Enfin, avant d’aborder le point suivant, il faut bien réaliser que ces réserves ont déjà été ponctionnées.

C – La capacité opérationnelle réelle: Maintenance et corruption

Le stock estimé d’après les recoupements de différentes sources ne peut être retenu comme une donnée correspondant aux machines disponibles pour l’armée russe. Les observations précédentes autorisent une estimation globale mais une estimation globale n’est pas un inventaire rigoureux, et la réalisation d’un inventaire consiste à vérifier in situ les quantités vérifiées.

Or ne pouvant inspecter sur le terrain l’exactitude des quantités évaluées, nous ne pouvons que nous interroger sur leur fiabilité en tenant compte de l’ensemble des facteurs matériels qui conditionnent l’équation entre existence d’une machine et conditions de son utilisation. S’assurer du bon fonctionnement d’un parc de machines implique d’en assurer l’entretien, les révisions et remplacements programmés de pièces tout comme la possession d’une voiture n’implique pas de sa disponibilité sauf si son entretien (vidange, utilisation, révisions etc…) est assuré conformément aux indications du constructeur. De la même manière, les machines de guerre nécessitent des opérations de maintenance et des consommations de produits d’entretien et de fonctionnement couteux et la fourniture de ceux-ci dépendent autant de la rigueur du suivi du cahier de charge de maintenance  que de la disponibilité des pièces et consommables.

A titre d’exemple, la disponibilité des hélicoptères Tigre de l’armée française, dans un cadre législatif normé et contrôlé atteint 60% de disponibilité, ce qui est considéré comme un taux satisfaisant, ce qui signifie en nombre que sur 100 hélicoptères, l’armée française en a 60 disponibles en état de combat. Et le rapport précise que ce taux n’est pas atteint pour les autres hélicoptères de l’armée (Gazelle et Caïman) cf l’article de opex360 avec lien vers le rapport de Bercy (siège du ministère français des finances).

Les mêmes problèmes sont constatés dans l’armée allemande et énoncés dans les armées britanniques et européennes cf cet article de meta-defense.fr : ’39 avions Typhoon sur 128 opérationnels, 16 CH-53 sur 72, 14 Tigre sur 62, 105 Leopard 2 sur 224, 212 Marder sur 380 ou encore 5 frégates sur 13, et 0 sous-marins Type 212 sur 6…. à cette date, l’immense majorité des forces armées européennes, y compris en France et en Grande-Bretagne, souffraient des mêmes maux, sans atteindre des telles extrémités toutefois.”

Or, certes, le gouvernement de la république de russie (majuscules omises volontairement) ne veut pas se soumettre aux mêmes règles de transparence et normes budgétaires des démocraties occidentales (avec toutes les objections possibles qui ne déséquilibreront pas la comparaison), mais les exigences systémiques de maintien en conditions opérationnelles de machines de guerre technologiques imposent des budgets importants, cibles potentielles de détournements de fonds.

Les exigences officielles de maintenance des chars russes sont indiquées dans le tableau ci-dessous:

Modèle

Maintenance 1

Maintenance 2

Révision

Durée de vie canon

T72

1100 km

3500 km

7500 km

600-1000 coups

T80

2500 km/120h

5000 km/240h

12000 km/500h

900-1000 coups

T90

2700 km

5200 km

11000 km

900-1000 coups


Comprendre: après 120 heures de fonctionnement, un T80, quelque soit la déclinaison, doit avoir son moteur révisé, idem après 240 heures et au-delà de 500 heures doit repasser en usine pour révision complète (l’usine de saint-petersbourg). En outre, au-delà de 1000 tirs d’obus, le canon doit être changé.

Donc même à supposer que l’armée russe ait été amenée à un niveau de disponibilité opérationnelle plus élevé, les exemples de défaillances matérielles constatées sur le terrain par des journalistes démontrent l’importance de la corruption. Ainsi, la célèbre interview d’un ancien responsable logistique de l’armée en Irak, qui relevait un problème évident de pneus sur un camion de DCA coûtant plusieurs milliers de dollars mais envoyé sur le front avec des pneumatiques hors d’usage ou cet article exhaustif sur l’état des camions russes publié sur CNN: https://edition.cnn.com/2022/04/14/europe/ukraine-war-russia-trucks-logistics-intl-hnk-ml/index.html

Bref, même à supposer un haut niveau de disponibilité opérationnelle affiché, l’état réel des blindés russes a été constaté comme défaillant, notamment concernant les équipements électroniques revendus auparavant par des intendants frauduleux, La voie de l’Epee, le blog de Michel Goya ‘ex officier supérieur de troupes de marine françaises),  y fait de temps en temps écho dès le mois de mars 2022.

Pour récapituler: les blindés soviétiques, bien que de conceptions similaires et facilitant la logistique, pour bien fonctionner, nécessitent d’être régulièrement réparés (ce qui nécessite des effectifs de remplacement) et périodiquement renvoyés en usine, la plus proche étant située au sud de Rostov sur le Don, sinon vers Moscou, Saint-Pétersbourg ou l’extrême orient pour les T-62.

Mais en plus de ces contraintes, les blindés stockés ont souvent fait l’objet de détournement d’équipements revendus au marché noir qu’il faut maintenant trouver à remplacer malgré les sanctions internationales: les constatations faites sur des chars russes modernisés détruits ou abandonnés prouvent que les équipements électroniques (communication, visée etc..) sont de qualité déclinante et aux standards des années soviétiques.
De plus, les usines en charge des réparations et modernisations étaient déjà en sous-production avant le début du conflit autant par manque de main d’oeuvre (des prisonniers ont été recrutés pour ces tâches) que par manque de composants.

D’après les normes officielles, un char T-72 (le plus robuste d’après le tableau des normes) qui parcourt quotidiennement 80 km (30 AR de sa base + 10 AR sur le front) a besoin d’une révision au bout de 14 jours. Et ce s’il tire quotidiennement, en moyenne, moins de 71 fois par jour, soit deux ravitaillements d’obus.

On en arrive au constat qu’un blindé russe opérationnel fonctionne à peu près 15 jours ou, qu’autrement dit, la force blindée russe opérationnelle doit être du double calculé: si le front doit être tenu par 1000 blindés, hors forces d’offensive, le volume minimal doit être de plus de 2000 chars. Et tous les 15 jours ou 8000 km en moyenne, s’ils ne sont pas tombés en panne ou n’ont pas été endommagés avant, les chars devraient être envoyés à l’usine pour maintenance complète, soit avec le temps de transport 2 à 3 mois d’indisponibilité minimale cf l’étude de l’IAR.

Mais aussi et enfin, toujours d’après cette étude qui mentionne ses sources, l’ensemble de la production/réparation/modernisation par les usines russes a été en 2022 de 395 unités, soit en moyenne 33 chars par mois.

Au final, la russie n’a la capacité de ne que fournir 450 blindés par an (en supposant que les deux nouvelles usines aient une réelle capacité de production), et ce dans le meilleur des cas, puisque les sanctions internationales et le manque de main d’oeuvre aggravent la baisse de productivité de ces usines.

D – Ordre de marche effectif et logistique

Pour estimer correctement les pertes de l’armée russe telles que publiées sur le site Oryx, il faut savoir appliquer des coefficients correcteurs et considérer les pertes enregistrées comme inférieures à la réalité. Pour simplifier, on constate plus précisément les pertes de l’ennemi lorsqu’on progresse sur son territoire que si on recule en laissant au loin des pertes estimées. Cependant, les pertes ont cette caractéristique qu’elles ne peuvent être comptabilisées que si elles sont constatées par une avancée de l’armée ennemie au sol: il n’y a donc pas de coefficient multiplicateur théorique à leur appliquer. Il faut considérer leur nombre comme un inventaire constaté dès lors qu’il est prouvé.

Sur le seul mois de février 2022, soit 4 jours depuis le début du conflit, 19 chars avaient déjà été abandonnés. 69 autres MBT ont été abandonnés au mois de mars et 33 en avril 2022. Ci-dessous le détail:

liste-pertes-defaillances_2023-12-27

Soit donc dès le début de l’offensive un taux visible de défaillance de 5%, sans compter les défaillances qui auront pu être réparées car lorsque les troupes avancent, un véhicule en panne de carburant peut attendre avec son équipage; un blindé laissé sur place sans dégradation visible est un blindé que l’on espère voir récupéré pour réparation. A l’exception notable des T-80U qui demandent un carburant particulier et qui comptent pour plus de 10% des abandons durant les 3 premiers mois, le taux moyen global reste élevé jusqu’à fin novembre 2023 et constitue donc un autre facteur important d’attrition du côté russe.

Tous les types de chars en dotation dans l’armée russe sont concernés sauf les T90-M et quasiment les T80BVM (un seul abandon constaté). Sur l’ensemble du conflit jusqu’à ce jour, Oryx ne recense que 3 T80BVM abandonnés et 2 T90M, soit une proportion respective de 3% pour les T80-BVM (3/170) et de 4% pour les T-90M (2 sur 55) quand les taux d’abandon pour les autres types de chars dépassent les 10%.

Deux conclusions s’imposent donc déjà:

  1. le taux de disponibilité opérationnelle des MBT russes n’est pas de 80% mais bien inférieur;
  2. il existe une grande différence entre la fiabilité des T80-BVM et T90-M et les autres chars.

Parmi les pertes recensées par Oryx, certaines sont multiples, au sens où elles présentent dans une même publication plusieurs véhicules détruits; cependant parmi celles-ci, celles qui présentent plusieurs véhicules dans une même image ou séquence indiquent une autre défaillance organisationnelle de l’armée russe au front. En effet, alors que les régiments et brigades de l’armée russe sont dotés d’un seul et même type de char, leur utilisation sur le terrain au niveau tactique semble déroger totalement aux dotations.

Ainsi la 200eme brigade de fusiliers motorisés de la garde dotée de T80BVM cf son historique sur wikipedia et cet article de redsamovar alors que cette unité défaite autour de Karkhiv n’incrémente pas les pertes de T80-BVM sur la même période. De même, l’ensemble des images produites où l’on peut voir plusieurs chars perdus par l’armée russe présente soit des chars de base (T72B, T72B3, T64BV, T62, T80BV, T90A) soit des groupes des chars de types différents dont un seul de génération plus récente que les autres:
– 1 T72b3 version 2016 avec 2 T72B
– 1 T80BVM avec 2 T80BV
– 1 T72B3 avec 2 T72B
etc….

illustration de la diversité des modèles de chars utilisés dans une colonne russe

Et comme toute colonne est nécessairement menée par un chef de groupe qui est, dans l’armée russe, un officier; tout laisse penser que sur le front, les officiers supérieurs russes de blindés ont tendance à réquisitionner des modèles de chars récents (T90, T80BVM, T72B3 v2016 etc….) ou en sont dotés pour bénéficier de machines plus fiables que celles destinées aux non-gradés. Les apparitions des T90M vont aussi dans ce sens:

En reprenant l’intégralité des pertes multiples, deux seulement sur les 243 présentent deux T90M détruits le même jour dans le même secteur mais sans que l’on puisse avoir la certitude que les deux T90-M avançaient en binôme;

Et celle-ci datée d’août 2023 dans laquelle les deux T90M faisaient partie d’une colonne plus importante:

Enfin, bien souvent les T90M détruits ont le canon peint d’une bande blanche distinctive et sont, dans l’immense majorité des cas, détruits alors qu’ils se déplacent seul.

Il semble donc que la fiabilité générale des blindés russes soit si sujette à caution qu’elle favorise doublement la désorganisation de la logistique destinée aux blindés: d’une part, parce qu’elle nécessite plus de réparations que prévues, d’autre part, parce que l’attribution (ou la réquisition) de blindés “fiables” par les officiers, favorise la multiplicité des pièces de rechanges et consommables à fournir pour chaque unité; ce qui au final en diminue la disponibilité opérationnelle réelle.

Pour assoir cette conclusion, ce gag où, après avoir capturé un T72B3, un officier ukrainien appelle par téléphone en parlant russe l’usine russe de fabrication des T72B3 pour se plaindre des malfaçons et manques de fiabilité. Et ses interlocuteurs russes, pensant communiquer avec un officier russe, ne font que s’excuser et promettre d’améliorer, confirmant implicitement la connaissance du manque de fiabilité.

Au final, ces deux phénomènes s’alimentant, le taux moyen d’abandon d’après les recensements d’Oryx est de 8%, à comprendre comme 8% de la part des blindés effectivement déployés sur le terrain.

Compilation des chiffres et perspectives

L’armée russe était dotée de 2900 chars environ dont 2200 ont pu être rassemblés pour le lancement de “l’opération spéciale”.
Depuis le début du conflit, l’armée russe a perdu 2700 blindés (dont il faut décompter la centaine de T62 et les 90 T64) qui ont pu être remplacés sur le stock des blindés correctement entreposés et par les productions des usines, soit 886 (réserve sous air sec) + 395 (production 2022) + 450 (hypothèse production 2023); manque un solde de 800 chars qui ont dû être prélevés dans les unités de l’armée russe non mobilisées et dans les stocks.
L’hypothèse de la réquisition de machines dans les unités de l’armée russe non-mobilisées est suscitée par deux points: tout d’abord lors de la “révolte” de Wagner et de leur marche sur Moscou, les autorités russes n’ont apparemment pas pu mobiliser le moindre char d’assaut; d’autre part, on a pu constater par images satellites la ponction de missiles dans les unités de défense anti-aériennes autour de saint-petersbourg et ailleurs en russie pour alimenter le front ukrainien.
D’où l’estimation actuelle, qui doit être que les seules réserves de blindés de l’armée russe se trouvent dans les réserves aux conditions de stockage inégales, impliquant un passage préalable en usine avant tout envoi au front. Mais ces usines sont déjà débordées par les réparations/modernisations à réaliser; ce qui ne laisse une masse disponible de nouveaux blindés de l’ordre de 450 à 500 blindés par an.

Cependant, et pour répondre à Frederic Orainauteur du blog https://beaugency.over-blog.com/2022/04/conflit-en-ukraine-au-jour-le-jour.html, , dont je remercie la re-lecture, même à supposer que la ré-organisation des usines russes de production de chars atteignent l’objectif de 800 machines par an, et en supposant qu’elles soient toutes fiables (cf plus haut), le total reste au niveau des pertes infligées par une armée ukrainienne pourtant moins puissante qu’en 2024.

Or les chiffres relevés par Oryx indiquent que l’armée russe a perdu +- 1200 chars par an face à une armée ukrainienne qui a vu son armement s’améliorer mais très lentement pour ce qui concerne les dotations en chars occidentaux: une armée à niveau équivalent de pertes signifie obligatoirement l’effondrement de l’armée de terre russe et donc de l’armée russe.

Dès lors, si l’approvisionnement en munitions de l’armée ukrainienne est maintenu, ou si l’industrie d’armement naissante en Ukraine monte rapidement en régime, ce conflit pourrait mathématiquement s’arrêter en 2024. C’est très certainement ce qui motive l’intransigeance de la présidence ukrainienne, et qui motive sa communication appuyée, car si l’issue du conflit ne fait pas de doute, sa date de fin est aussi celle de la fin d’une accumulation de pertes civiles et militaires.